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bâtiment d'editis, siège des éditions nathan

Jeanne Le Mercier, éditrice chez Nathan BD, nous parle dans cette interview de l’évolution de la BD, de l’impact des réseaux sociaux sur les ventes, et de la façon dont la communication joue un rôle clé dans le succès d’un livre. Un aperçu fascinant du monde de l’édition et des stratégies marketing derrière les projets BD.

Maëlle : Peux-tu te présenter et nous parler de ton parcours jusqu’à ton poste chez Nathan BD ?

J : J’ai 25 ans. J’ai commencé par un bac S avant d’intégrer une prépa BL. J’ai poursuivi en licence Lettres, Édition, Médias, Audiovisuel (LEMA) à la Sorbonne, puis un Master 1 en édition. J’ai ensuite repris un Master spécialisé en BD, comics et manga à L’Asfored, en alternance chez Nathan BDX. À l’issue de cette alternance de deux ans, on m’a proposé un CDD. Cela fait maintenant un an et demi que j’y travaille.

M : Quelles grandes évolutions as-tu observées dans le secteur de la BD depuis que tu travailles dans l’édition ?

J : Alors, tout d’abord, la démocratisation de la BD, qui est désormais reconnue comme un genre littéraire à part entière. Elle à longtemps été considérée comme une sous-littérature, mais depuis elle s’est imposée et elle a connu un vrai essor pendant la période du Covid. Ensuite, il y a eu une grosse diversification des genres et des formats.

M : Est-ce qu’un projet manga a déjà été envisagé chez Nathan ?

J : Non, la maison d’édition peine déjà à s’adapter à la BD, alors au manga… Par exemple, on m’avait demandé de travailler sur un projet BD avec Inoxtag, mais il avait déjà sorti son propre manga avant même que nous ayons avancé sur le projet.

M : Lorsqu’un projet ou un auteur vous séduit, pensez-vous déjà à la manière dont il sera communiqué au public ?

J : Non, cela vient dans un second temps. On commence par évaluer l’intérêt du projet, la cible et l’objet éditorial. Ensuite, lorsque la stratégie marketing et communication est abordée, on réfléchit à la manière de le promouvoir.

M : La notoriété d’un auteur joue-t-elle un rôle ?

J : Oui, cela peut être un argument auprès des commerciaux. Par exemple, une autrice ayant 200 000 abonnés sur Instagram représente une audience potentielle qui est très importante.

M : Le style graphique ou les thématiques influencent-ils la communication d’une BD ?

J : Oui, complètement. Dans l’édition, les tendances sont essentielles et influencent à la fois les choix éditoriaux et la communication qui en découle. En tant qu’éditrice, j’ai des échanges réguliers avec Anaïs, l’attachée de presse de Nathan. Elle me présente les actions prévues et me demande mon avis ou mes suggestions. Dans ces moments, mon rôle consiste surtout à apporter des précisions et des anecdotes sur le projet.

Par exemple, pour le doublage de Full Crush que nous avons fait pour Tiktok, c’était une idée que j’ai proposée à Anaïs. En général, si elle trouve ça pertinent, elle le met en place ; sinon, elle me demande d’autres propositions. Je peux aussi lui transmettre des éléments liés à l’histoire du projet, un contact avec l’auteur… Le public aime beaucoup découvrir les coulisses ! 

M : J’ai aussi remarqué ça ! Lors de mon stage chez Nathan, il m’arrivait souvent de vouloir faire des communications sur des livres, et la Community Manager me conseillait de m’assurer auprès de l’éditrice de la pertinence de l’angle choisi…

J : Oui, parfois, on pense qu’un axe de communication est pertinent, mais l’éditeur peut nous dire qu’il vaut mieux le formuler autrement ! Quand on ne suit pas un projet de A à Z, il y a des détails qui nous échappent. *rires*

M : Chez Saltimbanque, mon travail actuel, je ne suis pas sur place, et ne peux pas tout lire. Parfois, au moment de la validation des posts que j’ai préparés, je me rends compte que l’approche n’est pas la bonne. C’est frustrant mais très important pour bien cibler le public.

J : Oui, c’est toujours un équilibre à trouver !

M : Est-ce que tu as un exemple où le positionnement éditorial d’une BD a directement influencé la stratégie de communication ?

J : En mai dernier, on a publié La Visite au Struthof. C’est une BD qui suit une classe de collège visitant le camp de concentration du Struthof. Ce projet nous tenait très à cœur, notamment grâce à l’auteur qui maîtrise super bien le sujet. Mais aussi parce que 2024 marquait les 80 ans de la libération des camps, un événement clé dans les commémorations officielles.

Une campagne de communication était organisée par le gouvernement et le Ministère des armées. Nous avons candidaté pour intégrer ce plan de communication. Si notre projet était jugé pertinent, nous pouvions bénéficier d’un soutien institutionnel pour sa promotion dans les collèges et les outils pédagogiques.

M : Et vous avez été retenus ?

J : Oui ! Et c’était top ! Ça nous a permis de travailler avec des institutions, ce qui renforce la crédibilité du projet. C’était aussi une opportunité de lier notre travail éditorial à une date clé et de faire parler du livre et de l’auteur. Mais c’était aussi beaucoup de travail !

M : Ah oui ? Tu peux développer ?

J : Oui, car on l’a publié en trois langues : français, anglais et allemand ! Et on devait absolument le sortir le 2 mai pour qu’il soit prêt pour les commémorations du 8 mai : on avait des délais très courts. D’habitude, si on est en retard, on peut décaler… Mais là, c’était impossible ! C’était un gros défi, mais enrichissant !

M : Parlons des auteurs maintenant. Selon toi, quelle est leur place dans la communication d’une BD aujourd’hui ?

J : Elle est essentielle ! Chez nous, la communication passe surtout par les réseaux sociaux. Seules les grandes maisons peuvent se permettre des campagnes d’affichage, car c’est très coûteux.

M : Oui, j’ai vu ça en cours, c’est hors de prix, on a dû faire des plans de communication, et c’était un choc quand on s’est rendu compte des coûts…

J : Exactement. Les grandes maisons, comme Glénat ou Dupuis, ont des moyens considérables pour promouvoir leurs publications, mais pour nous, les plus petites maisons – nous parlons de Nathan BD et pas de Nathan en général – la communication passe principalement par les réseaux sociaux. Instagram et TikTok sont devenus incontournables, contrairement à Twitter et Facebook, qui ne sont plus aussi efficaces.

M : Est-ce que le fait qu’un auteur ait une grande communauté en ligne peut réellement influencer les ventes d’un livre ?

J : Absolument ! Par exemple, Marie Spénale, une dessinatrice suivie par 45 000 abonnés sur Instagram, a un effet direct sur nos ventes. Chaque fois qu’elle publie un post, nous enregistrons souvent une augmentation de 200 ventes supplémentaires la semaine suivante. C’est un impact très concret.

M : Tu as d’autres exemples d’auteurs dont la communauté en ligne a joué un rôle clé dans le succès de leur ouvrage ?

M : Oui, il y en a plusieurs ! Lucie Bryon, par exemple, qui a publié Voleuse et Happy Endings chez Sarbacane, partage chaque étape de ses projets de BD sur ses réseaux. Les abonnés la suivent pendant toute la durée de création, et quand le livre sort, ils sont déjà impatients. Il y a aussi Anne-Lise Nalin, qui organise des tutos, répond à des questions et fait des lives sur Twitch. Ce sont des auteurs qui maîtrisent parfaitement les codes des réseaux sociaux et qui ont réussi à tisser des liens solides avec leur communauté.

M : Est-ce que chez Nathan, vous conseillez vos auteurs pour les aider à développer leur présence en ligne ?

J : Non, on ne les conseille pas directement, car cela relève du choix personnel de chaque auteur. Cependant, dans nos échanges, on les encourage à utiliser Instagram, et on peut les aider à organiser des posts croisés avec nous. Pour certains auteurs, comme Anne-Lise, on peut même leur proposer de venir tourner des vidéos TikTok ensemble. Mais il y a des auteurs qui ne sont pas à l’aise avec l’exercice et préfèrent ne pas s’engager sur les réseaux sociaux.

M : Tu mentionnes que l’utilisation des réseaux sociaux est presque indispensable aujourd’hui. Est-ce que tu penses qu’un auteur doit incarner son livre pour en assurer le succès ?

J : Oui, tout à fait. Dans le monde d’aujourd’hui, si un auteur ne se montre pas sur les réseaux ou n’incarne pas son livre, il devient difficile de se faire remarquer. C’est un phénomène générationnel, mais aussi lié à la manière dont les lecteurs consomment aujourd’hui. Les autrices comme Margot Dessenne ou Clara Hérault, par exemple, ont vu leurs livres propulsés grâce à la force de leur communauté en ligne.

M : Pour un auteur publié dans une petite maison d’édition, la notoriété de la maison est-elle un facteur déterminant pour le succès du livre ?

J : C’est plus difficile, effectivement. Si un auteur vient d’une grande maison comme De Saxus, il bénéficie immédiatement de la visibilité liée à la marque. Mais pour les petites maisons, le nom de l’auteur et le titre du livre sont des éléments centraux pour susciter l’intérêt. Les lecteurs feront confiance à la maison d’édition si elle est reconnue, mais cela prend plus de temps.

M : Est-ce que les festivals jouent un rôle dans la visibilité de vos auteurs ?

J : Oui, absolument. En BD, deux événements majeurs se distinguent : Quai des Bulles à Saint-Malo, en octobre, et le festival d’Angoulême en janvier. Nous avons commencé à participer à ces festivals dès la création de Nathan BD en 2020. Bien que les coûts soient élevés, ces événements permettent de rapidement faire connaître notre marque et nos auteurs, surtout face à la concurrence des grandes maisons. Les festivals sont aussi un excellent moyen de rencontrer les lecteurs et de renforcer les liens avec eux.

M : Et comment participez vous à l’organisation de ces événements ?

J : Nous avons un chargé d’événementiel qui gère toute la logistique : réservation des billets de train pour les auteurs, des chambres d’hôtel, des stands, et des stocks de livres. L’éditeur valide ensuite les visuels du stand et la sélection des auteurs à inviter. Sur place, notre rôle est principalement d’accompagner les auteurs, de discuter avec les lecteurs et de renforcer la relation avec eux.

M : Comment se passe l’organisation en festival pour une maison de taille plus petite comme la vôtre ?

J : Pour une maison de taille moyenne, l’éditeur joue un rôle actif dans l’organisation, mais les petites maisons, elles, font souvent tout elles-mêmes, de la gestion des stocks à la préparation des repas. Dans les grandes maisons, chaque tâche est répartie entre différentes personnes dédiées. Nous, on est une équipe plus réduite, mais les festivals restent un levier stratégique pour développer notre image, surtout face aux libraires et médiathèques.

M : D’un point de vue plus professionnel, je dois maintenant me positionner pour mon alternance l’année prochaine. Je souhaite rester dans le secteur de l’édition, mais je pense m’orienter vers quelque chose de plus spécialisé. Qu’en penses-tu ?

J : C’est une bonne idée. Une petite structure, par exemple, peut offrir une grande diversité de tâches. Si tu choisis une grande maison, tu risques de te retrouver cantonnée à des missions très spécifiques, comme la communication ou l’édition. Ce n’est pas forcément ce que beaucoup recherchent.

M : Effectivement, ce n’est pas ce que je recherche non plus. Je veux pouvoir toucher à plusieurs aspects du métier, pas me concentrer uniquement sur un domaine.

J : Exactement. Dans les petites structures, tu peux découvrir différents aspects de l’édition, comme le service de presse, le suivi des projets, la gestion des livres. Personnellement, mon expérience chez Nathan BD était enrichissante parce que j’ai eu l’occasion de travailler sur différents fronts, même si ma principale tâche était la communication.

Avant ça, j’ai commencé dans une petite maison d’édition où je m’occupais de tout, du service de presse à la gestion des livres. C’était extrêmement formateur, et c’est aussi ce que j’apprécie dans les petites structures. Chez Nathan, j’ai pu travailler en étroite collaboration avec différentes personnes, ce qui m’a permis d’acquérir des compétences variées. Cela m’a bien plu.

M : Dans ce cas, quel serait ton conseil pour trouver une alternance dans une petite structure ?

J : Je te conseille de commencer les démarches assez tôt, surtout si tu cherches dans l’édition. Les budgets pour les alternances sont souvent décidés en mai-juin, donc mieux vaut postuler dès que possible. Il faut aussi être proactive et envoyer des candidatures spontanées, même si cela demande du temps et de l’énergie.

photo de jeanne le mercier, éditrice Bd chez nathan. Jeune femme souriante aux cheveux bruns, qui porte des lunettes

Jeanne Le Mercier est éditrice spécialisée en bande dessinée chez Nathan BD. Après un parcours diversifié entre sciences et lettres, elle se spécialise dans la BD, sa grande passion, avec un Master à L’Asfored. Son expérience en alternance chez Nathan BD l’a menée à un poste à temps plein où elle est éditrice et œuvre tous les jours à proposer des ouvrages inclusifs et colorés aux lecteurs !

Maëlle Vergne

Numériquement Livre

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